ÉTHIQUE, POLITIQUE ET STRATÉGIE. Bilan de 5 semaines de guerre

Il est humain de se tromper, persévérer est diabolique” disait un adage latin.

N’ayant pas, jusqu’à maintenant, tenu ses promesses, la stratégie aérienne essuie un double revers.

Au vu des résultats, son efficacité matérielle paraît terrible­ment limitée. Il est vrai qu’on l’a placée sous de telles contraintes qu’il eût été miraculeux d’obtenir mieux. Une sorte de logique de l’épargne a prévalu : épargner les civils, épargner ses propres pilotes mais aussi épargner le matériel. Zéro mort, zéro défaut. Résultat pour le moment : zéro partout, ou peu s’en faut.

La stratégie aérienne n’a nullement protégé les populations du Kosovo en danger. Pire encore, en raison d’une planification des opérations qui frise l’absurde, l’OTAN a décidé de frapper le Montenegro où un président démocratiquement élu, favorable aux occidentaux, se trouve aujourd’hui aux prises avec les pires difficultés. Un peuple perplexe, emporté par la fureur des pas­sions d’une guerre qu’il n’a pas voulu mais qu’on lui fait subir, se demande vers qui pencher. Tandis que les séides de M. Milosevic, appuyés sur le sentiment nationaliste, exploitent la situation, tour à tour séduisants et effrayants.

Et pourtant, on décide de continuer, en “intensifiant”.

En réalité, cette formule travestit un changement considé­rable. Car la stratégie aérienne a complètement changé par rapport à sa conception et sa forme initiale. On est passé de l’idée d’une brève démonstration de force par des frappes limitées dans le temps et sur des cibles choisies à une stratégie d’attrition aérienne, comme les États-Unis savent la faire, conformément à leur culture stratégique, reposant sur la technologie et les effets de puissance. Ceci suppose évidemment que l’on opère sur le territoire des autres, évidemment, en spéculant sur la durée.

On peut toujours dire : laissons faire le temps. Mais en faveur de qui le temps joue-t-il ?

La prolongation des frappes intensifiées pénalise la RFY. Son potentiel s’affaiblit. À condition toutefois, qu’elle ne reçoive pas le soutien de la Russie. Mais le temps tactique, celui des combats, joue contre les démocraties. Plus les frappes aériennes s’intensifient, plus les bavures augmenteront. Plus le spectacle désolant des dommages ramènera les esprits vers ces interro­gations : à quoi bon ? N’existe-t-il pas une autre solution ? À mesure que l’impasse militaire s’installe, se repose la question de l’engagement des forces terrestres. Sera-t-on finalement con­traint à y recourir ? Tandis que la rhétorique sur le caractère sacré de la cause ne cesse de s’amplifier, il n’apparaît pas pour autant que l’option terrestre séduise les gouvernements et les opinions. À cause suprême engagement total, ou alors, que vaut cette cause ? Depuis le début du conflit on ne parvient pas à sortir de ce dilemme.

Si le but est aujourd’hui de punir un dictateur et de le traîner devant un pour répondre de crimes solidement étayés, comment Entend-t-on y parvenir ?12 Il va falloir s’emparer de l’homme. Va-t-on faire de sa reddition un but de guerre ? Et si c’en est un, avec quels moyens obtiendra-t-on ce résultat ? Par les seules frappes aériennes ? Le bombardement d’une de ses rési­dences, le 22 avril, indique que sa personne est visée. Soit. Qu’attend-t-on alors pour mettre sa tête à prix, mort ou vif ? La proximité offre une efficacité bien supérieure. Hitler ne fut jamais plus en danger que lors de l’attentat de juillet 1944 réalisé par ses propres généraux.

Toutefois la liquidation physique et soudaine de M. Milosevic paraît contradictoire avec la volonté de faire répondre exemplairement de ses crimes le “dernier tyran de l’Europe” (Bill Clinton). Elle semble encore plus illogique dès lors que l’Alliance prétend vouloir négocier et a besoin d’un interlocuteur. M. Milosevic n’est pas le général Noriega. On pourrait s’attarder à la comparaison. Pourtant, même dans le cas du Panama, l’effort essentiel provenait de troupes au sol et, pratiquement, d’elles seules. À moins bien sûr que le temps de la négociation avec les dirigeants serbes ne soit révolu. L’Alliance entendrait alors s’emparer du pays et lui donner le gouvernement “qui va bien”. Soit mais comment s’y prendre ? Des frappes aériennes ? Aucune logique, bonne ou mauvaise, ne parvient à s’imposer durablement. Derrière l’unanimisme sur la défense des Albanais du Kosovo et la nécessité des frappes aériennes, chacun des membres de la coalition tire à hue et à dia, plus en fonction d’intérêts de court terme, liés à la politique intérieure, que de conceptions qui semblent évoluer au gré d’événements manifeste­ment peu ou pas anticipés.

Quoi qu’il en soit, faire de M. Milosevic, et de lui seul, la clé de problèmes qui le dépassent, et dont, loin d’être le maître, il ne peut se prétendre que le manipulateur cyniquement opportu­niste, relève de l’absurdité.

Car si, quelle que soit la manière, M. Milosevic disparaissait, aurait-on pour autant résolu les problèmes balkaniques ? Problè­mes de terre et de peuples. Problèmes de voisinage, de paysans pauvres, encore attachés à la glèbe. L’OTAN, sans le savoir, s’est engagée dans une entreprise de modernisation des Balkans. Il est temps que notre “autre partie de l’Europe” puisse s’aligner sur le modèle occidental. La guerre reste un accélérateur de l’Histoire.

Je n’entends pas ici discuter de la supériorité du but idéaliste/éthique sur le but réaliste/matérialiste, j’évalue la pertinence entre les fins et les moyens, tant en qualité qu’en quantité. Je constate que rarement le hiatus entre la commu­nauté des experts en stratégie, dans les différents États, et les responsables politiques n’aura pris une telle dimension. Les militaires restent au milieu, imperturbablement, respectueux des règles de la démocratie et du devoir de réserve.

Je crois parfaitement possible d’adopter une stratégie effi­cace au service d’un but politique défini par l’éthique et l’idéal. Ma critique porte sur le fait que, premièrement, le but n’a pas été clairement défini et que, deuxièmement, la stratégie adoptée pour servir le but éthique-politique a été inadéquate d’abord, inconséquente ensuite. Ceux que l’on prétendait défendre et servir sont les victimes parce que rien n’a été fait pour les proté­ger efficacement, c’est-à-dire dans l’urgence, contre ceux qui les persécutent. Entre l’objectif affiché et la stratégie utilisée un gouffre béant s’est ouvert.Trou noir où sont précipités les peuples du Kosovo, de la Serbie, du Montenegro. À mesure que l’on poursuit les frappes aériennes, sans rien résoudre, sans fixer de but de guerre clair et réaliste, c’est-à-dire accessible, on peut se demander : à qui le tour ? La Macédoine ? l’Albanie ?

Pourquoi ne parvient-on pas à fixer des buts de guerre précis ?

Quatre phénomènes apparaissent :

L’Alliance fait la guerre au nom de principes qui ne corres­pondent pas à des intérêts concrets. Tant que l’on s’en tient à des idées aussi générales, il reste très difficile de trouver les procédures matérielles de leur application. Il est juste d’exiger le retour des Kosovars. Il est difficile d’y parvenir concrètement. Jusqu’à quel point l’exigence éthique peut-elle s’imposer ? Jusqu’à quel point la réalité peut-elle contrarier la justice ? Au brouillard de la guerre correspond le brouillard des formules diplomatiques.

Deuxième phénomène, plus on cherche à matérialiser les buts de cette guerre, plus les divergences apparaissent entre les membres de l’Alliance, en qualité et en quantité (faible engage­ment des États-Unis, pas d’intérêts vitaux pour eux, pas même d’intérêts secondaires). La coalition de 19 États ne permet pas de formuler des buts de guerre clairs correspondant à un intérêt commun. Les procédures transactionnelles entre l’OTAN et l’UEO n’ont même pas connu un début de prise en considération. Les Européens (l’Union européenne a encore disparu) ne parvien­nent pas à définir une position unanime.

Troisième phénomène, le nombre des États et des organi­sations, qui jouent un rôle de plus en plus important, crée des pesanteurs de procédure, des discordances de calendriers grave­ment pénalisantes pour l’action immédiate. Certes, les architec­tures sont imbriquées, mais leur complexité conduit exactement aux mêmes disfonctionnements que ceux que l’ONU a manifestés depuis sa création. Dès lors qu’aucun État ne veut ou ne peut entraîner les Autres par sa capacité d’influence, le système lutte pour éviter la paralysie.

Il en résulte un quatrième phénomène explicatif : dès lors que les intérêts concrets restent trop vagues et qu’aucun accord ne peut être atteint sur une stratégie véritablement efficace, on préfère s’en tenir à l’énoncé de buts très généraux et s’en remet­tre à une stratégie inadaptée mais acceptable au minimum, en l’occurrence les frappes aériennes.

Face à un acte aussi important que la guerre, rendu plus grave encore en raison de la localisation géographique, le conti­nent européen lui-même, les gouvernements des démocraties européennes se révèlent politiquement fragiles. On les trouve plus soucieux des répercussions du conflit sur les jeux politiques internes que d’une véritable conduite de la guerre. En résulte un excès de précautions inspiré par la crainte d’une possible péna­lisation électorale.

Simultanément, la guerre joue son rôle naturel d’instrument de reconfiguration de la hiérarchie des puissances. Qui va tirer profit de ce conflit ? L’Union européenne ou les États-Unis ? L’Alliance atlantique ou l’Identité européenne de sécurité et de défense ? La première, qui existe, verra-t-elle son importance diminuer. ? Celle qui n’existe pas trouvera-t-elle là l’occasion de son avènement ?

Tandis que chacun des protagonistes ajuste son compor­tement en fonction d’intérêts non déclarés, on peut se demander ce qui reste de valeur à l’enjeu affiché : sauver les peuples persécutés.

1er mai 1999Guerre idéale, guerre réelle

La révolution dans les affaires militaires a-t-elle touché le Kosovo ?

Pour le grand public, les frappes aériennes de l’OTAN sur la RFY sont l’occasion de découvrir un nouveau vocable : “révolu­tion dans les affaires militaires” (RAM). Lancé par le Pentagone peu de temps après la guerre du Golfe, cette expression délibéré­ment publicitaire désigne une sorte de tryptique comportant : premièrement des moyens d’observation et d’écoute satellitaires et aériens ; deuxièmement, l’ensemble des capacités électro-informatiques qui permettent le recueil, la fusion et la transmis­sion des données du champ de bataille en temps quasi-réel ; troisièmement, les armes de grande précision tirées à grande distance ou, pour les avions, à distance de sécurité, c’est-à-dire, en principe, hors de portée des défenses anti-aériennes de l’ennemi.

La RAM se veut un nouvel art de la guerre qui permet de surclasser un adversaire que l’on entend, voit et prévoit jusque dans son processus de décision opérationnel.

Il s’agit d’un effort considérable, mené depuis longtemps (en fait dès les années 1970) pour utiliser les technologies de l’infor­mation afin de surclasser les capacités des adversaires (et acces­soirement des alliés). La RAM recherche un modèle de guerre idéale. L’acquisition d’une telle supériorité suppose que l’adver­saire renoncera par avance à l’idée même de la résistance. Outil de coercition absolue, elle peut même se prétendre pacifique. Car, comme le remarquait ironiquement Clausewitz, le conquérant ne souhaite rien tant qu’entrer paisiblement dans les Cités préala­blement soumises par la seule réputation de sa puissance. On comprend qu’il ne s’agit là que d’une tension vers plus de “perfec­tion”, une sorte de quête de l’Eldorado militaire. Les promoteurs les plus convaincus du nouvel art opérationnel savent bien qu’auparavant, et pour encore longtemps sans doute, il faudra bien mener des guerres réelles même si, progressivement, les performances techniques s’améliorent. Révolution peut-être mais pas miracle !

Au prétexte que 90 % des armes tirées étaient de haute précision (missiles de croisière, bombes à guidage laser), l’OTAN a suggéré une mutation opérationelle révolutionnaire, mise au service d’une stratégie de la précision, de la sélectivité et de l’efficacité. Passons sur l’efficacité. Le premier bilan public de l’OTAN en donne un piteux aperçu13. Quant à la quantité, les chiffres sont trompeurs. Car s’il est exact que les munitions précises ne représentaient que 10 % des projectiles utilisés durant la guerre du Golfe, en réalité le nombre des sorties offen­sives (strikes) durant le premier mois de la campagne aérienne ne représente qu’un tiers de celles du Koweit.

La révolution dans les affaires militaires est-elle donc à l’œuvre au Kosovo ? Pas vraiment et pour de multiples raisons.

D’abord parce que jamais la RAM n’a prétendu n’utiliser que des frappes aériennes ou des missiles tirés de plate-formes navales. Elle suppose, tout au contraire, une activité combinée Terre-Mer-Air-Espace. Ce n’est pas divulguer un grand secret que de dire que les stratèges de la RAM sont aujourd’hui exaspé­rés par la manière dont l’OTAN utilise les moyens disponibles.

Ensuite, la RAM étant un processus d’amélioration, les moyens existant aujourd’hui sont encore loin de correspondre aux objectifs très ambitieux anticipés pour l’avenir. Le rôle des satellites reste modeste, la fusion des données, le tri et la trans­mission en temps réel sont encore loin de l’instantanéité. Consi­dérablement améliorée, la précision des missiles reste très en-deça des précisions envisageables. De fait, la plupart des missiles tirés aujourd’hui appartiennent à un parc déjà ancien tandis que les armes nettement plus précises sont encore en phase de pré-développement industriel.

Reste le facteur humain. Un ordinateur, un logiciel sont des créations humaines, donc imparfaites. Les erreurs de conception, de fabrication et de manipulation sont inévitables. Aucune entreprise technologique, même la plus minutieuse, n’est à l’abri de ces défaillances, surtout dans une ambiance aussi extraordi­nairement imprévisible que celle de la guerre.

La RAM représente un modèle d’école conçu pour des conflits de d’intensité élevée entre deux adversaires puissants sur des espaces étendus, indépendamment du contexte politique. Elle considère des dispositifs militaires nettement séparés des popu­lations civiles.

Or la guerre du Kosovo est aussi réelle que rustique. Les États-Unis la conduisent aujourd’hui comme un conflit de très basse intensité. Les dispositifs sont imbriqués, les populations et les forces armées, pour ne rien dire des milices et autres guérillas, sont au contact physique les unes des autres. L’inévi­table rigidité des machines binaires, dont l’intelligence reste, conformément à la juste expression, “artificielle”, n’autorise qu’une discrimination limitée entre ami et ennemi, entre civil et militaire. La machine, aussi correctement et finement program­mée soit-elle, ne connaît que des cibles. Les militaires serbes semblent avoir compris que la parade réside dans un “brouillage des cibles”. En mêlant le civil et le militaire, en se déplaçant fréquemment, par petites unités, en organisant la confusion, en augmentant les probabilités “d’effets collatéraux”, la stratégie serbe complique la tâche de l’attaquant tant sur le plan opéra­tionnel que politique.

La comparaison avec la guerre du Viêt-nam s’impose. Les améliorations techniques sont considérables. Pour autant, leurs progrès ne sont pas dilatables à merci. Les quantités de muni­tions disponibles, même pour les États-Unis, restent limitées. Dans un environnement complexe (une vieille capitale comme Belgrade), les cibles sont désespérément proches. Et la techni­que, jamais, n’est fiable à 100 %. Dès lors que l’usage de la force est contraint par des préoccupations éthiques et politiques, chaque “bavure” devient un problème. Si la technique s’est amé­liorée, les perceptions politiques (donc les contraintes) ont paral­lèlement évolué. Imaginons aujourd’hui que l’on utilise des défo­liants contre les forêts du Kosovo pour mieux exposer les chars et l’artillerie serbe. Alors que le Viêt-nam fait aujourd’hui valoir les droits à indemnisation des populations qui ont été durablement contaminées par les produits répandus par les forces américaines.

Depuis dix ans, je ne vois qu’un seul “progrès”, dont l’auteur est inconnu. C’est l’invention de l’expression “boucliers humains”. Il est parvenu à rendre la guerre plus difficile pour tout le monde. Celui qui “utilise” les civils pour protéger ses combat­tants devient un criminel. Celui qui frappe sur le bouclier humain endosse une responsabilité différente. Mais nulle théolo­gie, nul droit international ne s’est encore prononcé sur ce qui est légitime. Par ailleurs, ce même inventeur relance, pour longtemps, le défi technologique. Quelles armes nouvelles utili­ser ? Létales, non-létales ? Discriminantes entre deux êtres humains. Faisons un saut vertigineux dans le temps : pourquoi ne pas imaginer des armes qui parviendrait à discriminer les codes génétiques ? On tuerait les adultes, pas les enfants, pas les vieillards. On ferait la différence entre hommes et femmes. Fort bien mais à quoi bon, dès lors que les femmes peuvent être aujourd’hui pilotes ou artilleurs¼ ?

La guerre du Kosovo nous permet de mesurer l’abîme qui séparera toujours la guerre idéale (technique et opérationnelle) de la guerre réelle, par essence de nature politique.

 

27 avril 2000

_______Notes: 

 

12       Ce texte a été rédigé quatre semaines avant l’inculpation des princi­paux dirigeants de la RFY, intervenue le 26 mai.

13       Un an après, à l’heure des comptes, la controverse se faire encore plus vive. Le pourcentage des armes “intelligentes” est tombé à 40 %, ce qui cor­respond à la phase finale d’intensification des frappes aériennes. Plus grave est la controverse sur la destruction des forces serbes. Après les proclama­tions triomphantes de juin 1999, 120 chars détruits et 450 pièces d’artille­rie, l’OTAN dans son rapport de mai 2000 fait état de 93 chars et 389 pièces. Ces chiffres sont contestés par un article de Newsweek fondé sur l’enquête OTAN (Munitions Effectiveness Assessment TEAM) qui n’a pu attester que 14 chars et 20 pièces d’artillerie.

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