Impossible hier, probable aujourd’hui : l’engagement des forces au sol mérite encore réflexion
Comme un gros bourdon, elle tourne et retourne depuis plusieurs semaines, la perspective d’une action terrestre directe contre l’armée serbe. “Cette option ne doit pas être écartée” a dit Bill Clinton le 22 mai. Un peu tard, si l’on considère que c’est dès Rambouillet, durant la négociation, qu’il eût été nécessaire de rendre crédible une telle volonté. Bien trop tard encore, quand on se souvient que le même Bill Clinton mettait résolument de côté cette option le 24 mars en annonçant le déclenchement des frappes aériennes. Il paraît difficile de faire croire à une telle éventualité alors que le volume des troupes américaines ne s’accroît pas encore significativement et que l’engagement des fameux hélicoptères Apache, “tueurs de chars” n’a pas eu lieu. La décision de faire passer la force de maintien de la paix de 28 000 à 45 000 hommes d’ici fin juin constitue un indice non négligeable d’une volonté d’infléchissement du rapport des forces terrestres. Après deux mois de guerre, l’option terrestre sort-elle des limbes ?
Pour s’y retrouver, on doit comparer deux situations, à deux moments différents, : mi-mars et fin mai 1999.
Le refus initial et unanime des gouvernements de l’Alliance d’engager des troupes au sol se justifiait par de solides raisons plus ou moins déclarées. Alors qu’une révision de cette attitude semble se dessiner, on doit se demander ce qui motive ce changement mais aussi s’interroger sur la valeur résiduelle de ces prudences antérieures. Pour parler net, à quoi s’expose-t-on en préparant la guerre terrestre ?
Le rejet de l’hypothèse terrestre reposait sur les raisons suivantes :
L’Alliance a cru que M. Milosevic cèderait rapidement.
Elle n’a pas pensé qu’il déporterait en masse les populations albanaises du Kosovo.
L’OTAN a cherché à tourner, au moins pour partie, le droit international. Aux termes, rigoureusement interprétés, du chapitre sept de la Charte des Nations unies, l’envoi de troupes au sol équivalait à une invasion. Il aura fallu les atrocités perpétrées contre les Albanais du Kosovo pour trouver a posteriori une justification supérieure, à caractère légitimant.
Il fallait aussi prendre garde au risque d’une extension de la guerre qui pouvait déborder sur l’Albanie, la Macédoine, mais aussi la Bosnie. Que resterait-il en effet des accords de Dayton si les Serbes devaient faire face à une offensive au sol ? On a également voulu éviter de provoquer la peur et l’exaspération de la Russie.
On a redouté aussi les conséquences économiques, pour la région d’abord, pour l’économie européenne ensuite.
Sans envisager une défaite, on a considéré le risque d’un enlisement de type vietnamien ou afghan face à des forces serbes capables de mener une guérilla de longue durée.
On a craint enfin une réaction négative des opinions publiques des pays occidentaux, psychologiquement mal préparées. Qui plus est, dans maints États européens, les équilibres gouvernementaux complexes et fragiles risquaient fort de se rompre dès lors que le conflit aurait provoqué des pertes dans les rangs de l’Alliance.
Par rapport à ce premier calcul, qu’est-ce qui, au bout de cinq semaines de guerre a véritablement changé ?
Les frappes aériennes représentent un fiasco au regard de l’objectif initial, même s’il est clair qu’à terme plus ou moins long, elles affaiblissent les capacités logistiques de l’armée serbe. De ce fait, sa capacité opérationnelle s’en trouverait très amoindrie face à une offensive puissante de l’alliance. De facto, les frappes auront préparé un éventuel engagement terrestre.
M. Milosevic n’a pas bronché. Au contraire, il a précipité l’action de conquête militaire serbe d’une partie du Kosovo, en lançant la iiie armée et des hordes para-militaires.
Persécutées, les populations albanaises du Kosovo ont du fuir en tous sens. De ce fait, les opinions occidentales ont été submergées par la compassion et par l’indignation. M. Milosevic apparaît donc aujourd’hui dans certains pays comme un assassin d’État, coupable de crime contre l’humanité bien qu’il ne soit pas, à ce stade, un criminel de guerre.
Il semble que l’UCK, même entraînée et armée sur les bases arrières d’Albanie, ne puisse faire le poids contre l’armée de la RFY qui tient le terrain de manière rustique mais intelligente.
Dans ces conditions, l’environnement politique, psychologique et militaire est transformé par rapport au début du conflit.
Toutefois, nombre des raisons qui antérieurement avaient conduit à rejeter l’option terrestre demeurent : le volume des pertes à envisager, l’acceptabilité d’une guerre longue par l’opinion, les risques de fractionnement politique au sein de l’Alliance mais surtout pour chacun des pays membres.
Enfin, les dommages économiques sont peut-être les plus préoccupants car ils sont porteurs d’imprévisibles répercussions dans tous les domaines. Dans la mesure où l’on ne maîtrise ni la durée, ni la dimension du conflit, ni les conséquences d’un engagement au sol, on ne saura rien des surcoûts.
Une telle situation, tout juste tolérable pour une économie flexible et dynamique comme celle des États-Unis, pourrait se révéler insupportable pour l’UE. C’est toute la politique de l’euro qui se trouverait déstabilisée. On ne manquerait pas alors de noter que le Royaume-Uni n’est justement pas membre et fait donc cavalier seul. On interrogerait sa solidarité en cas de difficultés, etc.
Les Balkans démontrent, une fois de plus, leur capacité à rêvéler l’Europe à elle-même. Pour le meilleur et trop souvent pour le pire.
C’est pourquoi il est impératif de parvenir à préciser les buts de l’action. D’abord, que veut-on ?
Une capitulation sans conditions ? Pour l’obtenir, jusqu’où aller ? Aux frontières du Kosovo ou faudra-t-il prendre Belgrade ? Une telle perspective paraît troublante.
Ensuite, avec qui négocier ? Faudra-t-il occuper la Serbie pour y ménager une solution politique ? Que fera-t-on du Kosovo ? Pourra-t-on maintenir longtemps une autonomie par rapport à l’Albanie ? Quel sera le sort des Serbes du Kosovo ? L’Union européenne souhaite prendre la responsabilité d’un mandat. Il faudra donc qu’il soit octroyé par les Nations unies, ce qui suppose l’accord de la Russie et de la Chine.
En 1986, le ministre de la défense du président Reagan, M. Caspar Weinberger, avait défini un certain nombre de règles pour l’engagement des troupes américaines à l’extérieur : un but politique clair, des intérêts vitaux, une supériorité écrasante pour obtenir rapidement une victoire décisive, le soutien de l’opinion et du Congrès. Face à l’Irak, l’équipe formée par MM. Bush, Baker, Cheney et Powell s’y était rigoureusement conformée, quitte à ne pas poursuivre l’avantage militaire acquis en allant jusqu’à Bagdad. Ces principes directeurs méritent réflexion, non seulement pour les États-Unis, mais pour tous les États membres de l’Alliance.
Au bout de deux mois d’opérations, on peut établir que les conditions d’une action terrestre sont relativement meilleures, en raison de l’affaiblissement de la logistique serbe. Mais, à l’inverse, passée l’indignation initiale des opinions occidentales, le soutien politique semble s’éroder dans de nombreux pays de l’Alliance. Les moyens militaires pourraient n’être prêts qu’au moment où il serait trop tard politiquement pour les mettre en action.
Une chose est certaine : si l’option terrestre devait finalement être retenue, elle devrait être cohérente avec un but politique de guerre très clairement défini qui répondrait aux nombreuses questions précédentes. Elle devrait être très puissante pour produire rapidement des effets décisifs. Le pire serait de s’en tenir encore à des demi-mesures dans les moyens, par irrésolution sur les fins. Mais en a-t-on fini avec le pire, dans cette histoire ?
25 mai 1999