PARTIE III – ROLE ET SIGNIFICATION DE L’ATLANTIQUE DANS L’HISTOIRE CONTEMPORAINE

Après avoir rendu compte de l’importance de l’Atlantique du point de vue géographique, économique, géostratégique et géopolitique mais aussi de sa signification historique et dialectique dans l’histoire des peuples et des continents, Wulf Siewert s’attache à la fin de son ouvrage à analyser, d’une part, le rôle unificateur et fédérateur de l’Atlantique et, d’autre part, la place de cet océan à l’époque contemporaine et le rôle qu’il devrait, selon lui, jouer à l’avenir.

SECTION I – L’ATLANTIQUE UN OCEAN UNIFICATEUR ENTRE LES PEUPLES ET LES CONTINENTS

S’agissant du rôle fédérateur et unificateur de l’Atlantique, Wulf Siewert y consacre un chapitre – l’avant dernier – dans son ouvrage relatif à l’Atlantique. Son idée maîtresse s’articule autour de deux grands points. L’Atlantique est entré dans l’histoire de l’humanité grâce aux marins espagnols et portugais et est devenu, au fur et à mesure de l’évolution du monde, une importante voie de communication (eine Verkehrsbrücke) entre les peuples et les continents ; l’océan avait alors perdu sa fonction de frontière séparatrice pour jouer au contraire un rôle fédérateur et unificateur, en particulier dans le domaine politique et économique. Cependant, les liaisons transatlantiques ne pouvaient être maintenues qu’à la condition de « disposer d’une force militaire en rapport[i]». Or, la succession des périodes historiques analysées par Wulf Siewert démontre précisément que faute d’avoir su développer et entretenir une marine de guerre puissante, les Espagnols, les Portugais puis les Hollandais et enfin les Français ont été, tour à tour, éliminés de l’Atlantique et privés de sa libre utilisation au bénéfice, in fine, des Britanniques pour l’Atlantique Est et des Américains pour l’Atlantique Ouest. Toutefois, la période contemporaine, et il s’agit là de son deuxième point, voit non seulement l’arrivée de l’Allemagne dans l’océan Atlantique grâce à la conquête de la France[ii], mais également le développement des liaisons télégraphiques par les ondes ce qui « permet aussi à des Etats ne disposant pas de côtes atlantiques de traverser l’océan[iii]». Wulf Siewert en conclut, et c’est là une grande nouveauté à ses yeux, que la technique moderne – et non plus seulement l’Atlantique – rapproche les continents. « Celui qui disposera des meilleurs et des plus rapides outils de communication aura une avance économique et politique décisive[iv].» Wulf Siewert termine son analyse en indiquant que cette évolution technique est d’une importance capitale en ce qui concerne les rapports entre l’Europe et l’Amérique du Nord, d’une part, et le continent sud-américain, d’autre part.
SECTION II – L’ATLANTIQUE DANS LE PRESENT ET L’AVENIR

1. Généralités

Dans le dernier chapitre de son ouvrage relatif à l’Atlantique, Wulf Siewert s’applique à analyser la place de cet océan à l’époque contemporaine, c’est-à-dire au terme des périodes historiques qui ont marqué l’histoire de l’Atlantique, mais également le rôle que celui-ci jouera dans l’avenir.

Son regard est fort intéressant puisque dans la deuxième édition de son ouvrage consacré à l’Atlantique, publiée en 1943, il intègre les événements de la Seconde Guerre mondiale et définit la portée de l’Atlantique pour l’Allemagne et les puissances de l’Axe en lutte contre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis.

La clarté et la pertinence de son propos, mais surtout son soutien au IIIème Reich, visible au vocabulaire employé, nous ont conduits à reprendre in extenso ci-après, en guise d’analyse finale de l’Atlantique et sous forme de traduction libre, le dernier chapitre de cet ouvrage.

2. L’Atlantique actuellement et dans l’avenir (traduction libre)[v]

« L’importance politique ou stratégique d’une mer entre généralement dans le débat public seulement à partir du moment où de vives tensions se dessinent et trouvent un écho dans la presse. Ainsi, ces dernières années, la Méditerranée et le Pacifique étaient placés au centre des préoccupations tandis que l’Atlantique en était absente. La supériorité des Anglo-saxons était si grande et oppressante que les prétentions d’autres puissances paraissaient sans issue. Mais avec le déclenchement des hostilités en 1939, l’Atlantique devint à nouveau théâtre de guerre et zone d’opérations, ce qui mit en évidence aux yeux de tous son importance stratégique.

La description de l’énorme trafic maritime à travers l’Atlantique a montré qu’il se trouvait au premier rang des océans du point de vue de l’importance du trafic. Les événements de la Première Guerre mondiale ont souligné sa position clé par rapport à l’approvisionnement de l’Europe. Le signe le plus marquant est le fait que toutes les routes des navires à vapeur rejoignent l’Europe du Nord à partir de l’ouest. Cette particularité géographique confère aux puissances maritimes d’Europe occidentale une suprématie par rapport à tous les Etats situés plus à l’est aussi longtemps que ceux-ci restent dépendants des importations par voie maritime atlantique. Ceci est particulièrement vrai pour l’Angleterre qui, s’appuyant sur son insularité et sa flotte, a contrôlé jusqu’à présent les eaux européennes voire l’Atlantique Est. Car pour essayer d’atteindre l’Europe du Nord, le trafic maritime doit se frayer un chemin au bas des côtes anglaises à travers la Manche ou bien au Nord en contournant l’Ecosse. Depuis Gibraltar également, l’Angleterre peut arrêter et contrôler le trafic maritime se dirigeant vers la Méditerranée. Cette position a donné à la Grande-Bretagne jusqu’à maintenant les clés de l’approvisionnement de l’Europe en provenance d’outre-mer.

Lorsque l’Angleterre déclara en septembre 1939 une nouvelle fois la guerre à l’Empire allemand, elle s’appuya sur cette position stratégique favorable, dont elle pensait qu’elle était toujours aussi efficace qu’au cours de la Première Guerre mondiale. On planifia la répétition de la stratégie du blocus utilisée alors, car elle avait à cette époque conduit au succès. Depuis des siècles, l’Angleterre était habituée à utiliser sa puissance maritime atlantique contre l’Europe. Flotte et blocus devaient aussi cette fois-ci étrangler l’ennemi en le coupant de l’Atlantique. Mais ici se situait l’erreur décisive.

Auparavant, il existait une dépendance paralysante de toute l’Europe par rapport à la suprématie maritime britannique, car l’Europe, au 19ème siècle, avait été entraînée toujours davantage dans les affaires économiques mondiales. Toute importation provenant d’outre-mer était contrôlée par l’Angleterre qui, de la sorte, contrôlait l’ensemble de l’approvisionnement transatlantique du continent. L’influence atlantique s’étend, à la suite de la route maritime, en temps de paix largement à l’espace maritime de la Mer du Nord et de la Baltique et à l’espace méditerranéen et, par suite, à l’Europe centrale. Chaque guerre à laquelle l’Angleterre prit part mit ceci en évidence.

La dépendance de l’approvisionnement atlantique était particulièrement grande pour ce qui concerne les pays scandinaves, ibériques et ibéro-américains et également pour les Pays-Bas qui, par leur structure économique et aussi par leurs possessions coloniales, étaient soumis à l’autorité ou à la tutelle anglaise. Ils furent tous, d’une manière ou d’une autre, même en tant que neutres, entraînés dans la guerre. Le système du blocus britannique commence, d’après ce que l’on sait, dans les ports neutres où, par des certificats de route et des listes noires, s’exerce une pression insupportable sur l’approvisionnement vital même des pays neutres.

Pourtant on pouvait observer cette fois-ci dès le début une situation différente. L’influence de la suprématie atlantique était cette fois-ci limitée par les nouvelles formes politiques et économiques des puissances de l’Axe. Sous la contrainte de la guerre économique déjà engagée en temps de paix, l’Allemagne et l’Italie, de concert, avaient mis en œuvre une politique visant à se passer de l’approvisionnement provenant d’outre-mer, c’est-à-dire de l’Atlantique et avaient reporté cet approvisionnement sur l’Europe voire exploité plus fortement les ressources propres. Cette « émancipation » par rapport à l’Atlantique était la première condition pour le retour de l’Europe centrale à l’indépendance et à une politique propre vis-à-vis du monde atlantique. Elle signifiait en même temps un échec du blocus britannique, blocus dont l’efficacité décroît au fur et à mesure que les puissances le subissant s’autosuffisent.

Le premier coup porté contre la ligne du blocus britannique résulta de l’occupation de la Norvège en avril 1940. Par cette action, l’armée allemande avait percé dans le Nord l’encerclement britannique menaçant et instauré une liaison avec l’Atlantique. Par le blocus du Skagerrak, l’Angleterre fut coupée de toute la zone baltique. Le coup fatal résulta de l’offensive lancée vers l’ouest en 1940 et l’effondrement de la France. Ainsi, l’Angleterre avait perdu son allié le plus précieux sur le continent, la flotte française et ses points d’appui. Mais l’Angleterre a aussi perdu toutes les possibilités d’approvisionnement depuis l’Europe et dut accepter des voies d’approvisionnement beaucoup plus longues. L’Allemagne avait conquis des ports dont l’importance stratégique était inestimable. Elle avait enfin ouvert une porte sur l’Atlantique et se trouvait maintenant directement sur le flanc des voies d’approvisionnement transatlantiques de l’Angleterre. L’Allemagne domine aujourd’hui le gros arc de cercle européen côtier allant du Cap Nord jusqu’à la frontière espagnole avec quelque cent ports qui tous peuvent servir à la lutte contre l’Angleterre. Mais avant tout, les ports de guerre français de l’Atlantique offrent des bases d’opérations favorables, comme Brest, Cherbourg et Saint-Nazaire qui, globalement, sont protégés et équipés de docks pour toutes les catégories de bâtiments, tout comme les ports plus petits tels que Lorient, La Rochelle, Rochefort et d’autres. Quelques-uns d’entre eux ont été aménagés en bases de sous-marins allemands.

La situation stratégique de départ de la marine allemande s’est ainsi améliorée sensiblement par rapport à la Première Guerre mondiale et à son état de 1939, car elle a [la marine allemande] abandonné la zone étroite de la Mer du Nord, « le triangle mouillé » dont les sorties furent alors contrôlées par la puissance navale britannique et se trouve à présent sur les rives du vaste océan, du grand Atlantique. A partir des ports de l’Atlantique et de la Manche, les forces maritimes et aériennes allemandes lancent des opérations contre les îles britanniques et les routes maritimes transatlantiques. La « bataille de l’Atlantique » se trouve placée au centre des préoccupations militaires de l’Angleterre, car plus que jamais on reconnaît là-bas que le lien vital de l’Angleterre passe par l’Atlantique.

L’Atlantique est la seule voie de communication entre les démocraties atlantiques, entre l’Angleterre et son Empire, et constitue de ce fait le cœur stratégique de toute la conduite de la guerre américano-britannique. Au cours de la présente guerre apparaît à nouveau le fait ancien que la maîtrise de l’Atlantique est la question clé de la stratégie maritime et de la sécurité britanniques. La bataille décisive tourne autour de cette voie de communication.

Le trafic maritime ennemi doit traverser de multiples zones de danger qui s’étendent jusqu’aux côtes américaines et à l’Afrique du Sud, zones qui sont menacées par le triptyque offensif : avions allemands, forces sous-marines et forces de surface. Aussi le déplacement des routes des convois dans l’Atlantique Nord vers l’extrême Nord jusqu’à la limite des glaces à proximité du Groenland et l’Islande peut-il au mieux représenter une deuxième parade mais pas une solution. Le report du trafic maritime britannique de la Méditerranée sur la route du Cap n’offre guère plus de sécurité en raison de l’exceptionnel rayon d’action des sous-marins allemands.

La détresse des plutocraties atlantiques conduisit à une recherche de plus en plus active de nouveaux points d’appui en vue de mieux protéger les routes des convois. A l’été 1940, l’Islande fut occupée illégalement par des troupes britanniques et, en 1941, même par des troupes américaines ; et il en fut ainsi de la pointe Sud du Groenland. L’Islande est en train de se transformer en point d’appui maritime et aérien pour la route maritime du Nord. Les ports irlandais qui étaient à la disposition de l’Angleterre pendant la Première Guerre mondiale, devraient également servir à cette fin. Combien de temps le gouvernement irlandais pourra-t-il défendre sa neutralité face à la pression brutale des démocraties atlantiques ?

Les groupements d’îles atlantiques appartenant au Portugal et à l’Espagne tout comme les ports de Dakar et Freetown en Afrique de l’Ouest possèdent une situation stratégique particulièrement importante. Ces derniers et les îles du Cap Vert se trouvent sur le flanc de la route maritime rejoignant l’Amérique du Sud et l’Afrique du Sud, les Açores sont placées sur la route menant aux Caraïbes et à l’Amérique centrale, c’est-à-dire sur la route très empruntée du pétrole. Ces îles seraient des bases navales et des bases aériennes de la plus grande valeur pour toute puissance maritime, car elles autoriseraient le déploiement permanent de forces navales légères et d’escadrilles dans l’Atlantique ainsi qu’un meilleur contrôle des routes maritimes transatlantiques. En Angleterre, on a étudié sérieusement ce problème stratégique déjà avant la guerre. Des spécialistes pointèrent à cette occasion en particulier l’utilisation du port Saint- Vincent dans les îles du Cap Vert en tant que station de charbon pour les escadres de croiseurs britanniques pendant la Première Guerre mondiale et l’importance des Açores tout comme des ports portugais en cas de perte de Gibraltar.

Mais les U.S.A. portèrent également, sous la conduite du gouvernement de Roosevelt, toujours plus fortement leur regard sur les Açores et les îles du Cap Vert que l’on qualifie comme l’Irlande de « points d’appui indispensables pour la défense de l’hémisphère Ouest ». L’impérialisme radical des Etats-Unis exerça à travers la presse dès l’été 1941 une pression telle sur le Portugal et l’Espagne que ces Etats ont envoyé de forts contingents de soldats sur les îles atlantiques. Le Président portugais, le Général Carmona, dès l’été 1941 montra par une visite personnelle à la face du monde que les Açores étaient une vieille terre portugaise. Depuis l’occupation de l’Islande, les U.S.A, traversant l’Atlantique, se rapprochent toujours davantage de l’Europe et de l’Afrique en faisant fi de la doctrine de Monroe et du Testament politique de George Washington. D’abord, les U.S.A. se considérèrent comme « l’arsenal des démocraties » qui, par delà l’Atlantique, devait approvisionner les puissances occidentales en matériel de guerre. La faiblesse britannique dans l’Atlantique et les nombreuses ramifications de nature financière et politique entraînèrent cependant à nouveau les U.S.A. dans la guerre.

La première conséquence transatlantique de la faiblesse de l’Angleterre fut la cession[vi] des points d’appui britanniques sur Terre-Neuve, les Bermudes, les Bahamas, sur la Jamaïque, les Petites Antilles, Trinidad et en Guyane. Ainsi était apparu le démembrement de l’Empire britannique, et parallèlement les U.S.A. avaient assuré leur suprématie dans l’Atlantique Ouest et dans la mer des Caraïbes. Car c’était un vieux rêve des U.S.A. que de dominer pleinement la mer des Caraïbes et de pousser les puissances européennes hors des Caraïbes et d’Amérique centrale. Une autre conséquence fut la fixation des Etats-Unis fin 1942 en Afrique française du Nord et de l’Ouest en raison du refoulement de l’Angleterre.

Dans la politique et la stratégie des Etats-Unis l’Atlantique tient aujourd’hui une place différente d’autrefois. Là-bas, grâce à l’insularité du continent qui a généré une pensée continentale, les Américains s’étaient sentis en sécurité. Malgré plusieurs tensions avec l’Angleterre au 19ème siècle, les U.S.A. purent poursuivre tranquillement leur politique d’expansion. Ils reconnurent bientôt qu’ils devaient cet avantage à l’éclatement de l’Europe, puisque nulle puissance européenne ne pouvait intervenir en Amérique sans mettre en danger sa propre position en Europe par rapport à ses voisins. Ceci s’appliquait également à l’Angleterre. Car depuis le tournant du siècle, le renforcement de la flotte allemande poussa les Anglais à la concentration de leur flotte dans les eaux européennes et à la réduction des escadres déployées à l’étranger. Pendant l’ère du vieux Théodore Roosevelt, la puissance maritime des U.S.A. augmenta si fortement qu’elle atteignit la troisième place dans le monde. Et pourtant, Roosevelt, en tant que président, fut aveuglé par l’idée que la flotte allemande pût battre la flotte britannique et débarquer des troupes allemandes en Amérique ! Depuis ce temps-là, il était apparu à Washington qu’« entre l’Allemagne et l’Amérique se trouverait la flotte britannique ». Les U.S.A. tirèrent donc avantage de l’équilibre des forces en Europe et en Extrême-Orient. Pour maintenir ce statu quo dans l’Atlantique et dans le Pacifique, les Etats-Unis s’engagèrent aussi bien en 1917 qu’en 1941 dans la guerre.

Il existe dans la littérature politique des U.S.A. de nombreuses déclarations sur le fait que l’on ait là pris en compte le concept de l’équilibre des forces hérité de l’Angleterre. Pour maintenir le morcellement de l’Europe, les Etats-Unis aidèrent l’Angleterre, ce qui fit passer progressivement le commandement au sein de l’alliance anglo-américaine aux mains des U.S.A.. La déclaration de l’homme politique canadien Mackenzie : « l’Angleterre est la tête de pont de la défense du Nouveau monde », montre à quel point cette idée américaine de glissement des forces avait gagné les esprits des Britanniques. Dans cette conception, l’Angleterre joue alors seulement le rôle d’un fort transatlantique extérieur aux U.S.A. qui doit être approvisionné en armes et matériels et tenu par l’intermédiaire du « pont Nord », c’est-à-dire la route maritime Terre-Neuve-Groenland-Islande.

Conformément à l’enseignement de l’Amiral Mahan, Roosevelt, son cadet, exactement comme son oncle un amateur passionné de marine, veut priver l’ennemi de la possibilité de naviguer sur les deux océans décisifs, sur l’Atlantique et le Pacifique. Pour y parvenir, il veut interdire à ces secteurs d’Europe d’accéder à l’Atlantique. Ceci n’est possible que s’il détient dans les zones déterminantes des points d’appui. D’où la recherche continue de nouveaux points d’appui depuis l’Islande jusqu’à l’Irlande, des îles atlantiques jusqu’à l’Afrique et l’Amérique du Sud. Car – c’est ainsi qu’on l’entend à Washington – après la chute de l’Angleterre, quand le blocus serré de l’Europe ne pourra plus être réalisé, alors il faudra instaurer un autre blocus de l’Islande à l’Afrique de l’Ouest ou l’Amérique du Sud en passant par les Açores. Que ce plan puisse en effet être appliqué, est plus que douteux. Car pour des raisons géographiques, la puissance maritime des U.S.A. ne pourra jamais exercer la même pression à l’égard de l’Europe que l’Angleterre autrefois.

L’Angleterre même, sous l’influence de l’armée de l’air, qui aujourd’hui également a étendu sérieusement la force de frappe de l’Europe à la mer, devient comme centre d’une puissance mondiale atlantique impossible. L’île est située trop près du continent européen pour être encore en mesure de maintenir dans les conditions actuelles son ancienne suprématie. Mais avec l’effondrement de l’Angleterre s’écroule également l’ensemble du système de rapport de forces atlantiques actuel. Les effets révolutionnaires de la guerre aérienne ne sont pas les derniers à avoir provoqué la fin de la suprématie maritime britannique. Car dans les eaux côtières européennes, c’est-à-dire dans le domaine d’action de l’armée de l’air allemande qui a prouvé sa supériorité, la puissance maritime britannique peut tout aussi peu s’y maintenir qu’en Méditerranée. C’est seulement sur le vaste océan que pourrait être exercée une véritable puissance maritime, dans les mers périphériques, cependant, la combinaison de la puissance maritime et de la puissance aérienne des grandes puissances continentales sera décisive. Mais ceci signifie que la suprématie atlantique britannique, qui fonde la puissance mondiale de l’Angleterre, sera écrasée entre les forces en expansion de l’Europe et l’Amérique du Nord. Tandis que l’espace européen et nord-africain était mené à un ordre nouveau sous la conduite des puissances de l’Axe, les U.S.A. se préoccupent toujours plus nettement de l’héritage britannique et du commandement des autres continents. Les U.S.A., sous la conduite de Roosevelt, se sont fixé comme but de devenir une puissance mondiale océanique. Même selon la conception américaine, il n’y a plus de place dans le nouvel ordre mondial pour l’Empire britannique dans sa forme ancienne. La poursuite de la guerre par les U.S.A. contre l’Europe n’est rien moins qu’une guerre transatlantique des continents. Un conflit ouvert au cours de celle-ci ne sera possible, en dehors des îles atlantiques, que sur la route du Nord en passant par le Groenland et l’Islande occupés par les U.S.A. ou la route du Sud par l’Afrique du Nord et de l’Ouest. Ces deux espaces seront sans nul doute d’un intérêt particulier dans l’avenir. Le développement ultérieur de la guerre atlantique est difficilement prévisible. On ne peut dire qu’une seule chose : la prétention des Britanniques à exercer le monopole sur l’ensemble de l’espace atlantique est réapparue, de manière funeste, sous la forme nord-américaine. Ceci pourra avoir et aura des conséquences mondiales.

Une occupation des îles atlantiques ou de l’Afrique de l’Ouest par les U.S.A. serait à la longue insupportable pour toute l’Europe, puisque alors la route maritime en direction des colonies d’Afrique et de l’Amérique du Sud serait soumise au contrôle de l’impérialisme nord-américain. C’est ici que se trouve la porte au seuil de laquelle les U.S.A. pourraient exclure l’Europe du marché de l’Amérique du Sud et des matières premières d’Afrique, et d’une façon générale, de la route vers d’autres parties du monde. Abstraction faite que les U.S.A. ne sont pas capables de soutenir économiquement seuls et durablement l’ensemble de l’Amérique ibérique, dans la mesure où cette dernière est dépendante de l’Europe en tant que premier client, dans ces conditions un monopole nord-américain de ce type signifie une rupture des forts liens politico-culturels unissant l’Europe et l’Amérique ibérique. C’est là une question qui intéresse non seulement l’Allemagne mais aussi le monde entier. La conséquence d’un tel déchirement de la puissance unificatrice de l’Atlantique aurait une énorme répercussion en matière de communications et de culture. Le monde entier en définitive en pâtirait.

Pendant la guerre, la domination des U.S.A. exercée sur l’Amérique ibérique peut être oppressante ; cette situation ne pourra être maintenue en l’état durablement. Les peuples ibéro-américains sont politiquement trop avancés pour servir d’objets à la politique coloniale nord-américaine ou européenne. La pensée panibérique qui repose aussi bien sur la base d’une race et d’une culture communes que sur une fière tradition, atteste de l’indépendance politique et intellectuelle de ces peuples et de leurs liens étroits transatlantiques avec l’Europe. Il semble qu’une nouvelle époque hispanique commence dans l’Atlantique Sud.

Ce n’est pas par hasard si l’honorable idée de la « liberté des mers » naquit au bord de l’Atlantique et qu’elle fut depuis trois siècles combattue durement. Cette idée de la liberté des mers ne doit pas sombrer car elle représente un précieux bien culturel des peuples européens.. Elle doit aussi dans l’avenir pouvoir se concrétiser sur l’Atlantique. Jamais l’Atlantique n’a supporté sur une longue période le monopole d’une puissance unique. Le monde européen n’admettra plus le blocus anglo-américain. Uni, il luttera pour l’ouverture des voies de communication transatlantiques, car l’Atlantique en tant que voie de communication majeure du monde est trop important pour qu’on le laisse tomber sous le contrôle d’une seule puissance aux dépens du monde entier. Le bien-être et le destin de trop de peuples et continents dépendent de cette question.

Le sens de cette guerre est la lutte des jeunes peuples pour l’espace vital et le libre accès aux matières premières mondiales. Ceci est une question océanique, c’est-à-dire pour nous une question atlantique. C’est seulement à partir du moment où la liberté des mers est enfin assurée que l’Atlantique aussi pourra remplir dans l’avenir sa mission historique de pont entre les peuples et les continents.

C’est seulement après écrasement de l’hégémonie américano-britannique que les énormes possibilités que renferme l’espace atlantique pourront conduire à une nouvelle coopération entre les continents. »

CONCLUSION

L’analyse géopolitique et géostratégique globale de l’Atlantique conduite par Wulf Siewert est à bien des égards peu originale. Elle met toutefois en relief, à plusieurs endroits, une force d’analyse et une certaine modernité de pensée.

D’abord l’on constate que le cheminement intellectuel qui sous-tend cette analyse s’inscrit entièrement dans la pensée de Mahan et dans sa théorie de la puissance maritime. En effet, Wulf Siewert adhère pleinement à la vision mercantiliste de la puissance maritime de l’amiral américain qui considère que l’économie, à travers les routes maritimes commerciales et la marine marchande, a fait naître le besoin d’une marine de guerre capable précisément de protéger ce commerce maritime, tellement vital pour toute puissance maritime. De la même manière, le géopoliticien naval allemand considère comme Mahan que si la possession d’une marine de guerre, instrument de puissance mondiale, constitue bien le premier attribut d’une puissance maritime, les colonies et les points d’appui outre-mer lui sont aussi absolument indispensables car ils lui permettent de soutenir les forces navales dont la mission est de protéger ses propres voies de communication maritimes et d’interrompre, en cas de conflit, celles de l’adversaire.

Ensuite, il prend à son compte les concepts de la guerre sur mer – dont il observe la mise en œuvre dans l’Atlantique tout au long de son histoire – élaborés par l’amiral Mahan, en particulier la maîtrise de la mer et le caractère offensif de la guerre sur mer qui s’apparente à la bataille décisive, en y adhérant pleinement, contrairement à un Castex par exemple.

On doit également et surtout voir en Wulf Siewert un défenseur des idées du contre-amiral Wolfgang Wegener qui, dans son étude publiée en 1929 sous le titre Die Seestrategie des Weltkrieges (La stratégie navale de la guerre mondiale), mettait l’accent sur la maîtrise des mers et son caractère offensif ; l’offensive – appelée plus exactement offensive stratégique – prônée par Wegener devait permettre à l’Allemagne de conquérir des positions géographico-stratégiques plus favorables dans l’Atlantique afin d’être ensuite en mesure d’attaquer les lignes de communication maritimes britanniques. Il existe, à notre sens, une filiation directe entre les idées relatives à la guerre sur mer et l’analyse géostratégique de Wulf Siewert d’une part et l’approche géostratégique de Wolfgang Wegener d’autre part. D’ailleurs Wulf Siewert cite explicitement le mémoire de Wegener dans la bibliographie de son ouvrage Der Atlantik : Gepolitik eines Weltmeeres.

On retiendra enfin que Wulf Siewert considère que la maîtrise des mers est la clé de la position mondiale d’une puissance, c’est elle qui détermine son rang dans le monde et, pour ce qui concerne les puissances européennes, leur place dans le concert européen. Même si cette analalyse ne constitue plus une idée très originale à son époque – elle semble en effet également empruntée à Wegener si l’on se réfère à l’analyse globale de Werner Rahn dans son article La réflexion stratégique dans la marine allemande de 1914 à 1945 -, appliquée à l’histoire de l’Atlantique dans sa globalité, elle démontre une certaine force d’analyse.

Rappelons-nous en effet que Wulf Siewert fait dépendre la naissance, le développement et la perennité de toute puissance de la fameuse Seeherrschaft. Les puissances ibériques, puis la Hollande et enfin la France et l’Allemagne ayant tour à tour oublié l’impérieuse nécessité de développer et de conserver la maîtrise des mers, et plus précisément la maîtrise de l’Atlantique, ont perdu leurs colonies et par conséquent leur statut de puissance dominante en Europe et dans le monde. Seuls la Grande-Bretagne et plus tard les Etats-Unis ont compris que la maîtrise de la mer, c’est-à-dire pour Wulf Siewert celle de l’Atlantique, leur permettrait d’affirmer leur suprématie en Europe, sur le continent américain et dans le reste du monde. Il s’agit là de l’idée maîtresse, du fil conducteur de l’ouvrage de Wulf Siewert Der Atlantik : Geopolitik eines Weltmeeres.

L’originalité de sa pensée et sa force d’analyse résident aussi dans son interprétation de l’histoire de l’Atlantique. Nous relèverons à cet égard que si l’enchaînement et l’interprétation des périodes historiques répondent strictement à la dialectique hégélienne, il nous semble néanmoins que Wulf Siewert est sans doute le premier géopoliticien naval à avoir analysé l’histoire de l’Atlantique à travers le prisme des catégories de la philosophie hégélienne. La Aufhebung hégélienne lui permet d’expliciter la marche de l’histoire de l’Atlantique ; elle le conduit à donner une explication raisonnée de cette histoire. Aufhebung et Seeherrschaft constituent par conséquent le socle à partir duquel les événements historiques liés à l’Atlantique s’excécutent.

L’importance qu’il accorde à l’interdépendance de la guerre sur mer et de la guerre sur terre et, par conséquent, au lien entre le théâtre maritime et le théâtre terrestre atteste également de la modernité de sa pensée, même si là encore Wegener n’est sans doute pas étranger à cette idée. L’explication que Wulf Siewert avance en ce qui concerne la perte pour la France du Canada et de territoires en Inde qu’il lie à des défaites navales sur l’Atlantique démontre cependant une fois encore, nous semble-t-il, une certaine force d’analyse.

Il en est de même de l’importance qu’il attache au nécessaire maintien des flux logistiques vitaux pour la conservation ou le développement des colonies. De manière générale, la logistique est un point vital dans tout conflit et les progrès technologiques n’ont fait que renforcer ce point. En ce sens Wulf Siewert est un homme moderne et, à défaut d’être un grand stratège, un bon analyste des affaires maritimes.

On peut aussi rappeler qu’en 1940, dans la première édition de L’Atlantique : Géopolitique d’un océan,Wulf Siewert annonçait la difficulté pour les Britanniques de se maintenir sur trois fronts en cas de conflit, en particulier dans le Pacifique face au Japon. La destruction du Prince of Wales et du Repulse par l’aéronavale japonaise le 11 décembre 1941 apporta la preuve de sa lucidité. Son analyse relative à l’entrée en guerre des Etats-Unis en 1917 et en 1941 qui repondait d’abord à la défense des intérêts propres des U.S.A. sonne également très juste.

Enfin, le rôle qu’il assigne à l’aviation dans la guerre contre la Grande-Bretagne nous permet de le ranger dans la catégorie des géopoliticiens navals modernes. Alors qu’en 1939 dans son ouvrage Die britische Seemacht Wulf Siewert estimait que l’aviation dans la guerre sur mer ne pouvait jouer qu’un rôle accessoire – la protection des ports- et nullement un rôle actif en mer, en 1943 il estime au contraire que la puissance et les capacités de l’armée de l’air allemande combinées aux moyens navals de la Hochseeflotte sont en mesure de mettre un terme à la suprématie maritime britannique dans les mers périphériques, c’est-à-dire au premier chef en Manche. De plus, le rayon d’action des avions allemands interdit désormais à l’Angleterre de rester une île : « L’Angleterre comme centre d’une puissance mondiale atlantique [est devenue] impossible [vii]», s’exclame-til dans le dernier chapitre de son Atlantique version 1943. Et Wulf Siewert d’ajouter que l’Empire britannique dans sa forme ancienne est condamné car il est désormais pris entre une Europe continentale forte conduite par l’Allemagne et les Etats-Unis, nouvelle puissance océanique. L’analyse géopolitique de Wulf Siewert est là encore d’une remarquable justesse.

Mais son discours, emprunt d’une phraséologie typiquement national-socialiste, fait aussi de Wulf Siewert un homme de son époque sans que l’on puisse pour autant le qualifier de nazi pur et dur. Il faut en effet garder à l’esprit que bien avant l’arrivée des nazis au pouvoir, les géographes et géopoliticiens allemands, en particulier Karl Haushofer qui ne partageait pas les idéaux des nazis comme l’a montré Jacobson dans la biographie qu’il a consacré au général professeur[viii], ont développé des concepts tels que Lebensraum (espace vital) et Deutschtum (appartenance des Allemands à une communauté de civilisation) qui ensuite ont été mis en œuvre par les nationaux-socialistes selon leur propre interprétation. Les recherches effectuées auprès des instituts historiques allemands confirment d’ailleurs que Wulf Siewert n’a pas été recencé comme nazi à la fin de la guerre.

En définitive, si l’apport propre de Wulf Siewert à la pensée navale allemande paraît, à ce stade de l’étude, globalement modeste, il n’en reste pas moins vrai qu’il a fait preuve d’une certaine force d’analyse et de lucidité en s’appropriant l’héritage de Mahan et de Hegel et en l’appliquant à l’Atlantique. De la même manière, l’appropriation des idées du contre-amiral Wegener relatives au caractère offensif de la maîtrise de la mer montre que Wulf Siewert est aussi un géopoliticien naval moderne, car les positions de Wegener n’étaient pas partagés par tous les responsables de la marine allemande ni en 1929, année de parution de son mémoire de stratégie navale, ni après 1939 « puisque après la déclaration de guerre, le commandement de la marine essaya d’arriver à une décision stratégique, en renonçant au combat pour la maîtrise de la mer en Atlantique (Sea control) et en cherchant seulement à affaiblir et à interrompre les transports maritimes des puissances navales anglo-saxonnes supérieures (Sea denial)[ix]».

Alors quelle est la place réelle de ce géopoliticien naval allemand dans la pensée navale allemande ? Pour le savoir, il conviendrait d’analyser l’ensemble de son œuvre et de situer celle-ci par rapport aux contributions de ses contemporains. Cette mise en perspective de l’œuvre de Wulf Siewert pourrait assurément être le thème d’une prochaine étude.

Notes de la Partie III

[i] « (…) der die militärische Kraft dazu besass. » » ( Der Atlantik : Geopolitik eines Weltmeeres, op.cit., p.72 ).

[ii] Ce point est développé dans le dernier chapitre de son ouvrage Der Atlantik : Geopolitik eines Weltmeeres, Leipzig und Berlin, Teubner, 2. Aufl., 1943, pp.87-95 et fait l’objet de la section I de la partie III de la présente étude.

[iii] « Auch Staaten ohne atlantische Küsten können mit ihrem Funkverkehr das Weltmeer überspringen. » ( Der Atlantik : Geopolitik eines Weltmeeres, op.cit., p.86 ).

[iv] « Wer über die besseren und schnelleren Verkehrsbeziehungen verfügt, wird einen entscheidenden wirtschaftlichen und politischen Vorsprung gewinnen. » ( Der Atlantik : Geopolitik eines Weltmeeres, op.cit., p.87 ).

[v] Le texte original est reproduit en annexe II

[vi] Il faut comprendre au profit des Etats-Unis d’Amérique.

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