Mobiles
Depuis le début de la guerre, chacun se demande quels sont les intérêts en jeu. Comme les buts de guerre sont particulièrement mal définis, on s’interroge pour découvrir ce que pourrait dissimuler la façade de l’idéologie humanitaire. Soupçon qui ne profite guère à l’idéal. Dans son allocution du 3 mai 1999, le président français a souligné très fortement que cette guerre n’obéissait à “aucun intérêt économique ou stratégique”, mais servait la morale et une “certaine idée de l’homme”. Acceptant comme autant d’axiomes ces déclarations officielles, nous admettrons que l’éthique l’a finalement emporté sur les résistances antérieures qui avaient jusqu’alors paralysé l’action légitime de redressement des torts.
Reste que si l’idéal d’une politique “morale” aura constitué le mobile apparent de la guerre, ses résultats physiques et psychologiques, en transformant la réalité antérieure, profiteront objectivement aux uns plutôt qu’aux autres. Peut-on alors, dès aujourd’hui, s’essayer au calcul, forcément relativiste, des gains et des pertes pour chacun des acteurs dans une situation aussi complexe au regard du nombre des participants et du caractère encore inachevé du conflit ?
L’intérêt d’une telle anticipation serait d’éclairer les voies et les raisons de la sortie de guerre ; donc, d’en mieux orienter le cours final. Or, précisément parce que les buts affichés relèvent de l’idéal, il est remarquable -et passablement inquiétant- que les acteurs ne semblent guère prêter attention au résultat final. C’est pourtant bien cet objectif qui devrait guider leur manœuvre une fois la guerre engagée, étant admis qu’elle ne constitue pas une fin en soi. L’OTAN combat pour gagner, écrit M. Blair. On se doute bien que ce n’est pas pour perdre. Mais pour gagner quoi ? Si les exécutants militaires combattent pour vaincre, il incombe aux dirigeants politiques de définir les termes qui caractériseront la victoire par les armes. Or cette notion reste étonnamment floue parce que chacun des acteurs – et ils sont nombreux – a énoncé des buts de guerre différents en variant, au gré des circonstances. Que peut signifier le terme victoire si l’on est incapable d’arrêter en commun un étalon de mesure fixe ? Admettons encore que le but politique soit de rétablir une certaine morale politique, protéger les opprimés et punir leur tyrans. Se pose toujours la question : pourquoi là et maintenant ?
Quatre catégories de réponses forment un enchaînement cohérent :
M. Milosevic a dépassé les limites du tolérable.
de nouveaux dirigeants ont voulu jeter les bases d’une Europe de liberté et de respect du droit des peuples autant que des individus.
les États-Unis se sont laissés convaincre par les États européens qu’une action était devenue nécessaire.
enfin, l’OTAN se devait de démontrer qu’il était bien l’unique et irremplaçable outil de la sécurité sur l’ensemble du continent européen.
1) La première explication a été largement fournie afin de justifier, immédiatement après Rambouillet, la double décision d’utiliser la force armée d’une part, sous sa forme aérienne (et elle seule) d’autre part. Fourbe incorrigible, M. Milosevic aurait trop tiré sur la corde. En finir avec lui (mais pas avec la République fédérale de Yougoslavie, non plus que la Serbie) devenait indispensable.
L’ennui est que l’on comprend mal pourquoi cet argument l’a emporté aujourd’hui alors que, depuis 1992, on a constaté des horreurs égales, sinon pires, sans que les États occidentaux et l’Alliance atlantique aient cru bon de prendre une position aussi apparemment ferme.
Pourquoi avoir attendu ? Après les atermoiements de 1992-94, pourquoi Milosevic devient-il soudainement, en 1999, l’obstacle à toute entreprise de stabilisation durable de la situation dans les Balkans ? Une action dès le départ, à condition d’être mieux menée, aurait certainement épargné d’innombrables vies et autant de souffrances. Mais c’est ici qu’intervient la deuxième catégorie d’arguments.
2) La direction politique a changé dans plusieurs États de l’Alliance : une nouvelle génération de dirigeants s’efforce d’imprimer un cours différent aux événements dans les Balkans. Ils entendent réaliser un projet européen d’ensemble fondé sur une nouvelle règle du jeu politique et militaire sur l’ensemble du continent.
Ils définissent (à la hâte) des systèmes valeurs ainsi que des modalités de comportement et de fonctionnement sur lesquels doivent s’aligner désormais les dirigeants de “l’autre partie de l’Europe”.
Rien à voir avec les clivages entre la gauche et la droite, même si la composante social-démocrate occupe une place toute particulière. C’est la volonté éthique qui inspire ces hommes politiques. La stabilisation définitive des problèmes balkaniques interviendra, selon eux, dès lors que les principes auront triomphé dans cette partie du monde.
Cet argument ne manque ni de force ni de réalité, mais comment l’entendre ? S’agit-il de ce nouvel ordre mondial suggéré par M. George Bush en 1991, en version européenne ? S’agit-il d’une nouvelle conception des relations entre États, ayant prétention à l’universalisme ? Entend-t-on refaire une Charte de San Francisco ?
Ce thème de la nouvelle génération de dirigeants euro-atlantiques, mis en avant par M. Blair, a lui aussi ses mérites. Très général, il exige d’être précisé à travers quelques questions subsidiaires sur la compétence de cette “nouvelle génération”.
Dans les périodes charnières de l’Histoire, il n’est pas futile de s’interroger sur qui rencontre qui. On se souvient de l’importance des acteurs entre Yalta et Potsdam où la “continuité” était incarnée par le seul Staline.
De Dayton novembre 1995 à Rambouillet, mars 1999, le changement des acteurs dans les États dits du Groupe de contact a pu jouer un rôle considérable.
Par l’effet du hasard des changements électoraux, les “habitués” de M. Milosevic ont cédé la place à des responsables neufs, animés de sentiments nettement plus radicaux dans la manière d’aborder les “dictateurs professionnels”. Malheureusement, l’argument est à double tranchant. C’est surtout l’inexpérience des nouveaux venus qu’il souligne. Leur manque de compréhension du phénomène Milosevic. Leur familiarité avec des négociations diplomatiques “dures”, au sens où la menace suspendue de l’usage de la force y joue un rôle permanent, peut faire l’objet d’interrogations.
Côté européen, le noviciat l’emporte de loin : MM. Blair et Cook, côté britannique, MM. Schroeder et Fischer, côté allemand, ignorent pratiquement tout d’un dossier où M. Dini n’a guère eu le temps de s’impliquer Si bien que M. Védrine semble bien le seul à pouvoir penser la durée des affaires balkaniques, compte tenu de ses fonctions à l’Elysée auprès de François Mitterrand. Encore lui-même n’était-il plus aux affaires durant la période de Dayton, puisque, en mai 1995, M. Chirac, nouveau président, désigne M. de Charette pour diriger la diplomatie française. En dépit des convulsions politiques de la Russie, c’est encore de ce côté qu’on trouve le plus de continuité sur la question des Balkans, accompagnée d’une familiarité culturelle avec M. Milosevic. M Tchernomyrdine et surtout M. Primakov ont une véritable connaissance de l’homme ainsi que de ce type de relations.
La présence américaine s’analyse à deux niveaux
MM. Clinton et Gore, dont le manque d’intérêt pour la question balkanique a caractérisé le premier mandat, ont redonné vitalité à la diplomatie classique en 1995. Si la politique extérieure a pris davantage d’importance à la fin de la première administration et dans la seconde, c’est encore pour des raisons de politique intérieure, liées à la victoire des Républicains au Congrès en novembre 1994. Aucun des deux hommes ne s’est découvert une passion soudaine pour les affaires du monde autres qu’économiques. Le cap de 1992 a été maintenu. Le flambeau fut donc confié à Madame Albright qui ne connaissait le dossier yougoslave que depuis son fauteuil des Nations unies. Lors qu’elle prend ses fonctions en 1997, Dayton a été réglé par M. Richard Holbrooke. Elle avait pour mission première de mener dans les meilleures conditions le processus d’élargissement de l’Alliance. Bref, rien ne la prédisposait vraiment à saisir plus subtilement que ses collègues l’homme de la continuité, l’inamovible M. Milosevic
3) Les États-Unis se seraient, à la longue, laissé convaincre, sous la pression des Britanniques et des Français, d’intervenir pour obtenir la soumission du principal, voire de l’unique perturbateur de la sécurité de l’Europe balkanique. Certains Européens, pas tous, auraient penché pour une intervention militaire complète. Placé quasi-automatiquement en position d’arbitre, le président des États-Unis choisit une option moyenne : les frappes aériennes. Or, les éléments disponibles, à ce jour, ne permettent absolument pas de savoir qui parmi les Européens réclamaient l’intervention terrestre. On ne peut davantage déterminer si ces mêmes États ont mis en garde contre l’insuffisance des seules frappes aériennes. En ce dernier cas, pourquoi avoir accepté une non-solution sous la forme d’une action aussi inadaptée aux buts recherchés ?
La France semble avoir rejeté l’idée d’une opération au sol, tout comme les Américains, mais pas pour les mêmes raisons. Nos diplomates, plus familiers des affaires yougoslaves, entrevoyaient les risques de dérapage politique. Les militaires savaient tous, par expérience, les difficultés considérables que poserait, face à l’armée serbe, une opération terrestre d’envergure. Quant aux États-Unis, il est clair que M. Clinton voulait bien “faire quelque chose” mais sans payer le prix en vies américaines. La solution intermédiaire des frappes aériennes limitées a donc prévalu. Ce bon vouloir, à petit prix, des États-Unis conduit à considérer une dernière série de mobiles de la guerre.
4) Il devenait urgent de démontrer l’utilité de l’OTAN et de refonder sa légitimité. Out of area, out of business avait dit le sénateur républicain Richard Lugar dès 1993. Bien d’autres événements avaient terni les lauriers de l’Alliance victorieuse de la guerre froide, donnant les signes d’une panne inquiétante. L’Alliance qui, en droit international, n’a aucun mandat pour traiter directement avec des chefs d’État a connu bien des flottements depuis le décès de Manfred Woerner qui s’était montré à la hauteur de l’organisation (si ce n’est de la situation). Son successeur belge M. Willy Claes sombra rapidement, victime de scandales financiers, sans que quiconque ait cru nécessaire de voler à son secours. Succéda une sombre bataille franco-américaine (une de plus, et il y aurait à dresser un joli catalogue des querelles de nominations dans les institutions multinationales durant cette décennie 90-99) pour lui trouver un successeur. Consensuel, d’une séduisante latinité, M. Solana devait être l’homme du partenariat pour la paix et de l’élargissement. Pas celui de la guerre dans les Balkans.
Le cours des événements n’apporte pas une réponse convaincante c’est le moins qu’on puisse dire. L’efficacité du système otanien est mise en question en raison de son inadaptation à des missions complexes. Rigidité bureaucratique et manque de plasticité opérationnelle se révèlent soudain face aux exigences d’une situation qui ne correspond pas à la culture de cette organisation.
L’examen de chacune de ces raisons montre qu’aucune n’est ni totalement convaincante, ni absolument suffisante. Mais leur relation enchaînée pourrait bien rendre compte, à la fois, du déclenchement des événements, des difficultés rencontrées et des erreurs commises.
Victoire au Kosovo, vous avez dit Victoire ?
Nous avons estimé pouvoir écarter les théories du complot. Au bout de la route, à la sortie de la guerre, on disputera des raisons et des causes. On verra l’idéal triomphant ou bafoué. Chacun hissera les couleurs ou mettra en berne par rapport à l’idée qu’il se faisait des buts de cette guerre. Les effets physiques des actions entreprises seront inscrits dans les chairs et les terres. Momentanément ou durablement pacifiques, les actions des hommes se poursuivront sur ces bases transformées. Le jeu des intérêts reprendra. Alors ? Il faudra bien esquisser un bilan matériel et moral. Disculpant les acteurs humains de complots et de duplicités, il faudra bien constater que tout se sera passé comme si¼
À défaut de point final, nous voulons suggérer, en suspension, ce qui pourrait constituer, en cette guerre dont l’issue n’apparaît pas encore, un ordre d’idée des profits et pertes.
Contrairement à l’opinion que l’on s’en fait parfois, la notion de victoire en stratégie militaire présente un caractère relatif. Ces chroniques ont commencé le 30 mars 1999 sur l’idée d’une défaite initiale. La bataille pour la sécurité des Kosovars d’origine albanaise a été perdue, effroyablement. Cette défaite initiale, il convient de la récupérer et de sortir du conflit en montrant que, en dépit des souffrances et des destructions dont M. Milosevic porte l’écrasante responsabilité, les objectifs initiaux et, plus encore, les principes fondamentaux de la nouvelle règle du jeu finissent par s’imposer. On sent bien que, pour des raisons politiques, à commencer par sa légitimité à exister, l’Alliance atlantique éprouve un immense besoin de “crier victoire”.
Faute de pouvoir dresser un bilan exhaustif pour chacun des acteurs, on suggère quelques résultats au moins pour quelques États : États-Unis, Royaume-Uni, Allemagne, France, Russie, mais aussi pour les organisations : l’OTAN, l’UE, l’OSCE, l’UEO et les Nations unies elles-mêmes.
Les États
États-Unis
À terme, que retireront les États-Unis de la guerre ?
Les risques encourus, dans tous les cas de figure, suggèrent la faible probabilité d’un complot. Ce qui domine c’est l’absence d’un “grand dessein” de politique étrangère. Économiste libéral new look, M. Clinton s’est voulu, par désintérêt, le chantre du laissez-faire en politique étrangère. Ce qui se produit aujourd’hui constitue une involontaire mais dure leçon pour l’économicisme dominant de 1992 qui triompha de George Bush. Les stratèges prennent-ils aujourd’hui leur revanche ? Non pas. Car entre politique étrangère classique et économie, on ne peut plus faire de choix. La négligence de l’une rattrape aussitôt l’autre et réciproquement.
Ayant couru le risque d’un affaiblissement de l’OTAN, les États-Unis peuvent espérer, sous réserve d’une récupération favorable, retirer les bénéfices suivants :
l’affaiblissement de l’Union européenne, qui en aura pour de nombreuses années à se remettre du choc de 1999 sous réserve d’une éventuelle prolongation des problèmes. Qui va payer l’édification de la paix ?
la réhabilitation de l’OTAN comme unique outil de gestion et de résolution des crises avec intégration croissante des États européens, France comprise, eux-mêmes se réservant la détention des éléments-clés du système.
le refoulement (“roll back”) de la sphère d’influence russe.
la reconstitution d’un axe stratégique : Israël-Turquie, qui déboucherait en l’Albanie.
Ces deux derniers points méritent une attention toute particulière.
Un certain déterminisme géostratégique ne manquera pas de suggérer l’action conjuguée, en tenaille, des forces soutenues par les États-Unis. L’une presse sur l’Est de l’Europe à la rencontre de la seconde dont les effets s’exercent à partir de l’extrême Occident asiatique.
En dehors des universitaires éloignés depuis longtemps de toute fonction officielle, comme M. Brzezinski, personne ne fonctionne de cette manière et selon des schémas aussi concertés. Les préoccupations de court terme l’emportent. Il appartient cependant à des organismes spécifiques (en général les think-tanks comme la Rand Corporation) peu répandus en Europe, quasiment absents en France, mais très nombreux aux États-Unis de suggérer des stratégies de long terme. Rien ne permet d’affirmer que leurs conclusions sont adoptées par les politiques. On doit seulement estimer le degré d’influence de ces analyses de long terme sur les calculs très courts, très politiques de ceux qui sont au pouvoir, à un moment donné, très bref, et qui recherchent sa prolongation. De ce fait, il faut pondérer, ce qui n’est pas facile, en évaluant le poids des lobbies électoraux sur les décisions.
C’est donc avec précaution qu’il convient de considérer l’idée d’une “réottomanisation” de l’Europe orientale. S’ils entendent bien profiter de l’occasion pour avancer leurs intérêts, démontrer leur solidarité humanitaire (tant attaquée par les Européens), les Turcs n’éprouvent guère de sympathie particulière pour les Albanais musulmans. On se trouve bien loin de la solidarité au nom de l’Islam. L’idée de la Grande Albanie, nouveau coin de l’Islam, enfoncé en Europe, relève de ces angoisses politico-médiatiques que l’on se plaît à cultiver. En revanche, on doit s’interroger sur la formation et la fonction d’utilité d’un nouvel axe de solidarité Jérusalem-Ankara, soutenu par Washington qui renoue avec une vieille tradition déjà à l’œuvre au milieu des années 1950 lorsqu’il était apparu que l’Iran n’était pas forcément aussi fiable qu’on l’espérait. On ne peut que relever, sans en tirer d’excessives conclusions, l’attitude unanime des représentants des communautés juives, en France, en UK et aux États-Unis. Tous félicitèrent avec chaleur les gouvernements de l’Alliance pour l’action entreprise, toujours au nom de la protection des minorités martyres. Seuls quelques intellectuels firent remarquer que, pour atteindre ce noble but, on s’y prenait décidément bien mal.
Et lorsque M. Chirac propose un mandat de tutelle de l’Union européenne sur le Kosovo, il est permis de supputer qu’il compte contenir cette poussée des États-Unis, via leurs meilleurs alliés
Le jeu britannique
On a dit que M. Blair avait joué la carte d’une sorte de leadership britannique, au nom de la construction de l’Europe. Il a voulu renforcer la position déclinante de son pays tant auprès des États-Unis que dans le cadre de la construction européenne, au moment du passage à la “monnaie unique”. Son esprit d’initiative, son volontarisme, au nom de sa conception de l’Europe, évoquent le style français en matière de construction de l’Europe de la défense (suivez mon panache blanc !)
Se référant à un passé antérieur à la guerre froide, M. Blair ne cesse de rappeler la dette des Européens envers les États-Unis. Dette symbolique qu’il convient d’interpréter aussi dans un sens fort concret. Si les Européens veulent une OTAN au service de l’Europe, il faut payer. Reconsidérer les pourcentages de cotisation au système général de sécurité politique. Soit, mais alors, disent les Français, nous voulons le retour en termes de commandements et de capacités de décision. Le débat dure depuis 1992 et n’a pas trouvé de véritable issue. Tout se passe comme si, en l’absence d’une véritable composition des intérêts, on laissait les événements trancher. La guerre du Kosovo prend les allures d’une ordalie. Qui sera sauvé par le jugement de Dieu, l’OTAN, la Défense européenne ?
Car, dans cette affaire, le premier ministre anglais court de nombreux risques. D’abord, celui de l’isolement par rapport à ses collègues européens sur la question de l’intervention au sol. Ensuite, il apparaît que, sur cette même question, l’ami américain n’entend pas aller au-delà des promesses initiales : les frappes aériennes. M. Blair n’a pas même obtenu l’engagement des hélicoptères de l’US Army. Ce “lâchage américain” rappelle certains épisodes de la guerre froide où les Britanniques, aventurés en pointe, s’étaient vus ramenés sans ménagements sur la position américaine par le jeu des poids respectifs. Il est clair que, à aucun moment, les Britanniques, parfaitement liés et dépendants de leurs Alliés, ne peuvent songer à agir seuls. C’est donc la vision britannique du pilier européen au sein de l’Alliance qui semble s’effondrer. La défense européenne ne saurait être dépendante de la définition des intérêts de l’Europe par la puissance des États-Unis.
Enfin, l’Histoire reprochera à M. Blair d’avoir fortement contribué au déclenchement de la guerre pour des objectifs qu’il n’était pas en mesure d’atteindre. Indirectement sans doute, mais très concrètement, le Kosovo en aura fait les frais.
L’Allemagne, profil bas
La nouvelle équipe social-démocrate élue en 1998 n’a décidément pas de chance. Après des débuts difficiles, la voici avec une guerre sur les bras. Elle a donc décidé de l’aborder avec la plus grande prudence, jouant la carte traditionnelle du bon élève de l’OTAN.
M. Fischer évoque la lutte contre le fascisme à propos du gouvernement de Belgrade. Il lui faut démontrer une grande conviction idéologique, eu égard aux fortes réticences du parti Vert allemand à l’égard de la guerre en général et de la solidarité avec les forces armées américaines.
L’Allemagne s’efforce d’être constructive pour l’après-guerre, position qui peut lui être d’un bon rapport financier et renforcer sa position en Europe centrale. M. Schröeder multiplie donc, comme M. Chirac, les missions diplomatiques en Russie. L’Allemagne est porteuse d’un “pacte de stabilité” pour les Balkans, initiative diplomatique qui devrait voir le jour à Berlin lors d’une conférence de sortie de la guerre. Stabilité : mot magique ! Pourtant seuls les cimetières sont stables. Il est vrai que la guerre terminée, après les destructions, les horreurs, les migrations forcées, l’incantation réunira. La diplomatie allemande a donc raison de lui croire de l’avenir. Restera à déterminer quelle stabilité.
Ce choix du profil bas ne s’explique pas uniquement par ces raisons politiques. Bien d’autres raisons d’ordre économique l’accompagnent. La vie à l’ombre de l’OTAN n’est plus ce qu’elle était. Depuis 1990, l’Allemagne doit absorber les coûts de la réunification, l’accueil des réfugiés. Elle a fait le pari du soutien économique envers une Russie dont le redressement se fait toujours attendre Cependant, on lui voit jouer un rôle moteur dans le processus d’élargissement de l’OTAN à trois États dont les marchés sont loin de constituer des Eldorados garantis. Enfin, de tous les États européens, elle est la plus exposée aux convulsions de la question kurde. Voilà qui fait beaucoup, même pour la prospérité allemande. Engagée dans le processus d’établissement de la monnaie unique, l’Allemagne devient de plus en plus comptable. Soucieuse de diminuer sa participation financière dans l’Union européenne, désireuse de réduire ses dépenses militaires, secouée par le mécontentement social, elle veut bien payer mais sans faire les frais des opérations de guerre. Nul doute que, venu le moment des comptes, l’Allemagne ne regarde avec soin la facture du mandat européen sur le Kosovo pour ne rien dire du très publicitaire “plan Marshall pour les Balkans”.
Le jeu français
Pour la France aussi, la roue tourne. S’il paraît encore difficile d’estimer le rapport des gains et des pertes qui, seul, autorisera à déterminer comment et dans quel sens aura joué la hiérarchie des puissances, certains éléments structurants se sont d’ores et déjà dégagés. Car il faudrait assister à des retournements de situation bien peu probables pour que ces tendances soient soudainement inversées. Le fait d’ailleurs que la probabilité d’une soudaine transformation se trouve proche du nul démontre assez combien la marge de manœuvre de chacun est étroite, combien le jeu est resté fermé, sous contrôle des États-Unis. Tout se passe comme si les Européens n’avaient pas pu ne pas agir du tout, alors même qu’il ne leur était pas possible d’agir complètement. On aurait cependant tort de rendre responsables les seuls États-Unis. Deux facteurs, côté européen, auront pesé : le sentiment de n’être pas véritablement confrontés à un enjeu vital, la guerre n’est point aux portes. À cela s’ajoute, jamais évoqué, un facteur aussi puissant que profond, l’évolution même des sociétés d’Europe occidentale, prêtes à la compassion, à la charité, mais de moins en moins disposées à faire la guerre. Sociétés post-belliques où la rhétorique humanitaire ne parvient plus à chauffer les humeurs guerrières refroidies. On veut avoir les moyens de l’action militaire, au nom d’une nouvelle règle du jeu, mais sans pour autant consentir les sacrifices au détriment de la sécurité sociale et du régime des retraites (qui ne s’en portent pas mieux pour autant).
Ainsi trouve-t-on la France tiraillée, presque écartelée, entre sa volonté de jouer un rôle majeur dans l’Alliance, dès lors que l’Union Européenne y deviendrait partenaire à parité avec les États-Unis, et le souci de préserver son autonomie de décision, ses préoccupations et ses intérêts particuliers dans le monde. Cet écartèlement, difficile à supporter pour une très grande puissance, se situe au dessus des moyens financiers et humains dont nous disposons. Il devient impossible à soutenir.
Il était certain que la fin de la guerre froide ne laissait pas notre pays en position très favorable. Aujourd’hui, la situation prend une tournure encore plus grave. N’est-ce pas la fin de l’autonomie de la France en tant que puissance singulière ? Ceci est tout-à-fait concevable dès lors que la puissance abandonnée ici se trouve recapitalisée là-bas c’est-à-dire dans l’Union européenne. Mais ce n’est toujours pas le cas. Même si, dans l’affaire du Kosovo, l’Union européenne se fait moins absente qu’il y a dix dans la guerre du Golfe, moins impuissante qu’il y a six ans en Bosnie, sa capacité d’influence reste bien mince.
L’autonomie est donc compromise sans pour autant avoir l’assurance de ce paiement en retour à travers l’émergence d’une “grande puissance” européenne.
Jusqu’en 1990 et durant les quelques années qui suivirent, la France se présentait, sinon comme la pièce maîtresse, du moins comme l’une des composantes majeures d’un système alternatif à la bipolarité. Elle pouvait encore prétendre au rôle d’inspirateur et de rassembleur de ces États qui aspirent à l’autonomie et à l’acquisition progressive de la maîtrise de leur destin.
La crédibilité d’une posture politique et stratégique tient à la volonté des décideurs et à la qualité des moyens dont disposent les exécutants. À cette aune, que reste-t-il encore de l’image de la France dans le monde pour les États, petits et grands ? Pouvons nous encore apparaître comme une source d’alternative stratégique ? Si tel n’est plus le cas, on cherchera autre chose, à commencer par la composition avec la grande puissance, faute de mieux. La France court donc le risque très élevé de perdre toute crédibilité en ce qui concerne son autonomie de décision au regard de l’Alliance. Plus grave encore, comment faire valoir notre spécificité par rapport à l’intégration dans les commandements militaires ? Certes nous ne les réintégrons pas en principe, mais que se passe-t-il dans les faits ? Certes le jeu est complexe, mais, de l’extérieur, et au regard de l’épreuve de vérité que constitue toute guerre, qui voudra croire encore à la spécificité française, dès lors que notre différence ne s’est manifestée que par des mouvements biaisés, des manœuvres de coulisses, perceptibles de nos seuls diplomates ?
Cette situation entraîne d’importantes implications pour la position de Paris dans les organismes internationaux.
À quoi rime encore cette position de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, dès lors que la France aura participé à son contournement en laissant agir l’Alliance sans aucun mandat ? Erreur politique et stratégique que notre diplomatie cherche à rattraper depuis que s’est écroulée l’espérance d’une issue rapide au conflit. La France s’emploie à réintroduire l’ONU. En même temps, elle laisse le G7 + 1 prendre l’initiative parce que l’outil est plus simple, plus direct.
Sachant que l’action alliée n’a pu, deux mois durant, protéger un seul albanais du Kosovo avant que ne s’abatte sur lui une violence délibérément déchaînée, que gagnons-nous dans les Balkans ? Les peuples de la région pourront-ils encore considérer la France comme un pôle vers lequel diriger leurs intérêts ? Pourquoi en effet s’adresser aux seconds rôles si l’on peut disposer d’un accès direct vers la puissance dominante et son relais institutionnel, l’OTAN ?
Brutalement, la réalité de la guerre aura tranché dans le vif. On a beau faire, dans les crises et les guerres, il faut montrer ses cartes. D’ores et déjà, la France n’apparaît plus aux yeux du monde que comme un élément d’un sous-système européen, lui-même dominé par les États-Unis. Point de complot américain, point de “grand dessein” avons-nous dit. Mais la physique de la puissance obéit à des lois naturelles imposant des situations objectives. Tout se passe donc comme si les États-Unis avaient intérêt à favoriser la multiplication des États indépendants au sein de l’Europe et de l’Union européenne. Le plus grand nombre augmente les probabilités de conflits, même mineurs, dont les États-Unis seront l’arbitre nécessaire. Ainsi se vérifierait la stratégie conçue par les “élites” américaines dans l’immédiate après-guerre froide. Ne pas se placer en position hégémonique mais jouer un rôle d’honnête intermédiaire (honest broker, expression de Paul Nitze), se rendre indispensable sans s’imposer.
Enfin, et ce n’est pas peu, que restera-t-il de nos rapports avec la Russie ? Avec la Chine dont, en tant que membres de l’Alliance, nous avons détruit l’ambassade, ? Quel discours tenir dans le sous-continent indien qui s’inquiétait de notre éventuelle intégration dans l’OTAN en 1995 ? Tout suggère la nécessité d’une récupération, très délicate. Encore faudrait-il que l’autorité politique reconnaisse la situation et en déduise le principe d’une stratégie allant en ce sens.
Existe-t-il une compensation par rapport à cette dégradation ? Suggérons les voies possibles d’une récupération
soit une prise de distance par rapport à l’Alliance qui revêtirait un caractère spectaculaire. Mais refait-on le geste gaullien de 1966 ?
soit une poussée en force de l’européanisation de l’OTAN.
Cette voie est la plus probable, la moins non-conforme à l’évolution politique et économique des deux dernières décennies.
Dans un tel scénario, les risques d’affrontement sont à peine moindres dès lors qu’il s’agirait d’une sorte de prise de pouvoir de l’Europe au sein de l’Alliance. Ceci suppose un accord de la plupart des pays membres. Pourquoi, unanimement, le feraient-ils aujourd’hui plus qu’hier ? À cause du Kosovo et de la leçon des Balkans ? Quelle leçon ?
Annoncée de longue date, toujours remise, notre faiblesse actuelle devient patente : la situation algérienne, les engagements extérieurs, même réduits en Afrique, comment et surtout avec quoi, simultanément, faire face ? La quantité de forces disponibles, l’allocation des moyens, l’inflexible lourdeur de nos appareils pourtant insuffisants contredisent les prétentions de notre politique étrangère. Banalité que ce pénible rappel. Autre chose est d’en établir, sur pièces, le constat pour en tirer des conclusions ayant valeur d’enseignement.
La Russie : le ballet des bons offices
Elle aura fait l’objet d’une curieuse danse d’abjection et de séduction. On y aura vu MM. Tchernomyrdine se tailler une image internationale qui le place sur la trajectoire présidentielle d’Al Gore, son homologue américain depuis 1994. Mais le succès diplomatique est rarement la voie de la victoire électorale. MM. Ivanov et Primakov auront eux-mêmes multiplié les allées et venues, les départs sans arrivée pour cause de mécontentement, etc. La Douma national-communiste aura brandi les vaines foudres de la guerre nucléaire en compétition avec le président Eltsine qui, une fois de plus, aura évoqué le spectre de la troisième guerre mondiale. Le FMI est venu rasséréner, à coups de moratoires et de prêts. Les dirigeants occidentaux ont successivement fait étape à Moscou.
Quant au peuple russe, il aura constamment, en profondeur, manifesté son hostilité résignée à l’action de l’Alliance et son impuissante solidarité historique avec la Serbie.
Situation ambiguë, exemplaire du statut actuel de la Russie. On l’humilie, on la met à l’épreuve, puis on la flatte en la sollicitant. Ce jeu n’est pas sans conséquence sur l’appréciation de la crédibilité européenne.
Finalement, en l’affaire, les Russes peuvent espérer trois gains :
se refaire une image mondiale en apparaissant comme des interlocuteurs incontournables, finalement indispensables à la diplomatie américaine. Ils peuvent se targuer d’une sorte de remise à niveau par rapport aux États-Unis dont le reste du monde n’est pas vraiment la dupe. De ce fait, les États européens ex-satellites ne peuvent en concevoir qu’une inquiétude accrue qui les conduira, non vers l’absente Union européenne, mais vers un rapprochement plus étroit avec les États-Unis et l’OTAN.
obtenir les avantages espérés auprès du FMI et des différents organismes de crédit internationaux.
reconstruire une sphère d’influence, certes réduite, mais non négligeable, en Europe.
Dans la crise, la Russie est diplomatiquement utilisée en tant que membre du G7, non en tant que membre permanent du Conseil de sécurité, ce qui permet d’isoler les Chinois. Mais qu’y gagne-t-on puisque, au bout du compte, il faudra bien obtenir au moins leur abstention lors de l’adoption d’une résolution du Conseil de Sécurité ?
Le jeu de balancier des États-Unis est clair : moins de Russie, plus de Chine, tout en rappelant à la Chine sa marginalité dès qu’il s’agit des grandes affaires mondiales.
Ainsi, les États européens se voient-ils, une fois de plus, réduits au statut de comparses de seconde catégorie. Chinois, Russes, Indiens même marchent sur les têtes européennes pour discuter de puissance à puissance avec les États-Unis. Inexorablement, la hiérarchie des puissances se met en place. Et tandis que l’Union européenne reste en attente d’elle-même, les événements, eux, n’attendent pas.
Les Organisations
Avant même de considérer leur activité, c’est leur nature respective qu’il faut prendre en compte. Or toutes sont différentes et, la plupart du temps, ni leur composition, ni leurs niveaux de compétences, ni leur capacités d’action ne coïncident. Engendrées à des moments différents pour satisfaire des objectifs hétérogènes, elles se voient soudainement confrontées à une exigence de mise en cohérence qui évoque irrésistiblement le mariage discutable de la carpe et du lapin.
La prolifération des acteurs étatiques et des instances décisionnelles ou consultatives multi-étatiques (OSCE, G8, OTAN à 19, Union européenne à 16, etc. pour ne rien dire du groupe de contact au regard des Cinq membres permanents du Conseil de sécurité), dont les statuts et les compétences ne coïncident pas, a fini par former une monstruosité architecturale. Cette complexité peut être tolérable (et encore) dès lors qu’il s’agit de dossiers économiques inscrits dans la longue durée de relations pacifiques. Dès lors qu’une crise se déclenche et que la force des armes, la soudaineté des effets de violence précipitent le cours ordinaire des relations, il apparaît que la lourdeur du système confine à l’auto-paralysie. Même problème si l’on considère la sortie de guerre : qui sera qualifié à régler les modalités de l’issue du conflit, à traiter avec le gouvernement de Belgrade ? Entre qui se décidera le nouvel ordre européen ? On doit rappeler que l’échec des Alliés à trouver, en 1919, un plein accord sur le règlement de la première guerre mondiale contribua fortement à construire l’horlogerie infernale qui conduisit au conflit de 1939. Au regard de cette impossibilité, de quelle autorité et de quelle influence la Société des Nations pouvait-elle espérer peser ?
L’ONU
La guerre du Kosovo constitue une considérable remise en cause de l’organisation internationale.
Remise en cause non seulement de son fonctionnement actuel, dont on sait les défaillances, mais bien davantage des principes justifiant, légitimant et affirmant la nécessité de son existence même. En décidant d’intervenir en RFY, sans aucun mandat, l’Alliance atlantique a prétendu imposer une nouvelle règle du jeu dont elle n’avait a aucun moment énoncé les principes. On remettait en question la Charte de l’Atlantique, celle de San Francisco et les accords d’Helsinki fondateurs de cette CSCE, aujourd’hui OSCE, dont le rôle n’avait cessé de croître dans les Balkans depuis 1994.
Le fait que M. Annan ait repris à son compte, dans leur intégralité, les conditions de l’OTAN n’a pas joué en faveur de l’indépendance et de la légitimité universelle de l’organisation dont il guide le destin.
On peut aussi se demander pourquoi le G7 + 1 devient un organisme moteur, reléguant le reste des États au rang de spectateurs de second ordre, sans que, pour autant, on sache ce que le Japon vient faire en la matière.
Il est pourtant clairement apparu que la Nouvelle Règle du Jeu n’avait pas les moyens de ses ambitions. Imposer un nouvel ordre mondial n’est plus à la portée des États européens, pris individuellement. Il ne l’est certes pas encore (et pour longtemps), au niveau de l’Union européenne, incapable, à ce jour et depuis dix ans, de se doter de buts communs de politique étrangère. Il ne l’est pas davantage pour les États-Unis dont les moyens sont plus limités qu’on ne le croit dès lors qu’il s’agit d’agir militairement sur trois théâtres simultanés.
De ce fait, pour trouver les voies d’un règlement, on a bien vu que la souveraineté des États, principe fondateur de la Charte d’Helsinki de 1975, demeurait une des règles les plus sûres. Gravement remise en question, pratiquement bafouée, l’ONU trouve une occasion de faire un retour sur la scène de l’histoire. À supposer que l’OTAN lui ménage une place dans les situations concrètes de crise, dès lors qu’il faut agir.
Pourtant, en l’affaire, l’Alliance ne vaut pas mieux que l’ONU, la dernière a la légitimité sans les moyens et la première les moyens sans la légitimité. Au bout du compte, c’est la perte d’efficacité au regard des sollicitations en urgence dans des environnements humains complexes et des situations politiques non-manichéennes. Car si M. Milosevic est bien un tyran dont le clan occupe le pouvoir sans le moindre souci de respecter la vie et les droits de l’homme, cela ne dispense nullement de savoir comment s’y prendre efficacement contre lui. La rupture de la conférence de Rambouillet posera longtemps la question de la compétence à négocier convenablement avec un homme de cette culture-là.
L’Union européenne, ou de l’utilité d’être finlandais
Tandis que le conflit semblait s’enfoncer dans l’absurdité d’une impasse chaque jour plus profonde, un étrange personnage est apparu sur la scène. Peu connu, lourd, âgé, bonhomme, à la fois exotique et rassurant, il présentait le parfait casting du médiateur pour situation bloquée. Son nom même posait des problèmes dans les salles de rédaction : comment dites-vous ? Martti Ahtisaari.
L’Union européenne a ainsi fait l’expérience quasi providentielle des bénéfices inattendus que l’on peut retirer à faire entrer dans son jeu ces États lointains vieux routiers de la guerre froide, frottés à la négociation dure avec les Russes, avec les communistes, avec les “affreux”.
A-t-il négocié au nom de l’Union européenne en tant que “puissance” dont la présidence tournante venait de lui échoir ? C’est évidemment le message que l’on s’est efforcé de faire passer -non sans jouer du bémol- dans les pays d’Europe occidentale. Mais aux États-Unis et en Russie, pour ne rien dire du monde plus lointain, on a d’abord vu l’action du président de la Finlande, petit pays, bien introduit, capable d’être entendu par un président yougoslave intraitable.
Car, pour toutes les raisons évoquées précédemment, il n’y avait plus guère d’interlocuteur officiel face à M. Milosevic auquel il fallait pourtant bien parler. Alors que l’on s’acharnait à prétendre le contraire.
M. Ahtisaari a connecté l’inconnectable : Milosevic, Primakov et l’UE. Il a eu la capacité à faire passer le message d’une possible résolution du conflit en douceur, permettant sur les charniers de sortir de l’impasse en sauvant la face. Il s’est montré inflexible sur les principes tout en acceptant la souplesse dès lorsqu’il s’agissait de régler dans les détails les modalités de la sortie d’une guerre qui sur le terrain n’avait pas eu lieu. Il a ouvert la voie aux accords de Kumanovo et permis à chacun de crier sa victoire ou de n’avoir pas à reconnaître de défaite par une spectaculaire humiliation.
Mais ce tôt venu dans l’Union européenne, ne pouvait être, ou du moins pas encore, le représentant de la puissance de l’Union européenne. pourquoi ?
Empêtrée dans ses dérives bureaucratiques, incapable de se doter d’outils de représentation efficaces, elle persiste à ne pouvoir exister sur la scène diplomatique. Point de “M. PESC”, point de force militaire européenne. Tout au plus, ajoute-t-on à la lourdeur institutionnelle en parvenant à loger un représentant de l’UE en supplément de chacun des États européens.
En règle générale -et à l’exception notable de M. Blair-, les gouvernements européens se sont trouvés placés en porte-à-faux face à la guerre du Kosovo. Par idéologie, ils sont favorables à la défense des droits de l’homme. Par idéologie aussi, ils sont hostiles à l’utilisation de la force armée. En outre, dans bien des cas aussi (France, Italie, Allemagne), on retrouve un vieux fonds d’animosité à l’égard de la machine militaire américaine. Une action militaire ? Peut-être, mais européenne. Malheureusement, les Européens seuls n’ont pas (ou pas encore) les moyens militaires d’une telle action.
Les conditions de sortie de cette guerre sont donc très importantes. Car elles vont déterminer les éventuelles corrections de trajectoire pour l’avenir.
On peut tenir pour assuré que la fin du conflit s’accompagnera d’une sérieuse mise au point entre les principaux protagonistes. Derrière l’unanimisme de façade propre à une coalition en guerre, les divergences auront été cruelles. Trop de contradictions se sont révélées pour que de notables inflexions ne viennent corriger le cours de la construction européenne, tout particulièrement dans les domaines de la politique étrangère et de la défense. Entre les “Trois” (Allemagne, France, Royaume-Uni) l’heure du règlement des comptes pourrait sonner rapidement et douloureusement. Chacun des autres en retirera les leçons qui lui convient.
Il y a d’ores et déjà peu de chances pour qu’un règlement durable soit immédiatement trouvé. Il faudra donc passer du temps et mettre de l’argent dans les Balkans. La force d’interposition internationale qui sera finalement déployée ne résoudra pas à elle seule les problèmes.
D’où trois scénarios :
une longue négociation permet de trouver un règlement politique durable, accepté par les parties.
la situation s’enlise. La force multinationale s’installe sur une ligne de démarcation, de type chypriote.
une nouvelle guerre se prépare. On assisterait à un retour de métaphore : on parlait de balkanisation du Liban, nous verrions une libanisation des Balkans pour au moins une génération, en attendant l’émergence d’une puissance régionale assez forte pour mettre les plaideurs d’accord en les faisant taire autoritairement.
Dans tous les cas de figure, le problème de la direction sera posé et l’Union européenne se trouvera interpellée politiquement, militairement et financièrement.
Il pourrait en résulter un enlisement durable de la construction européenne, en tant que centre de puissance mondiale.
25 mai 1999